Aix-en-forêt
Reconstitution historique d'une grange monastique du 12e siècle en Normandie
Vie monastique
La grande forestière
Extraits de l'excellent livre : Vivre dans un abbaye cistercienne aux XIIe et XIIIe siècles, Éditions Jean-Baptiste Lefèvre
Économie : le faire-valoir direct et les convers
Les abbés cisterciens de la décennie 1110-1120 avaient déjà déterminés qu'ils ne recevraient pas des revenus prohibés qui les auraient insérés dans les structure économico-politico-religieuses du temps, et fait vivre du travail d'autrui. D'où leur volonté d'accepter certains biens et d'en refuser d'autres.
Les biens autorisés sont détaillés dans le capitula : Les moines de notre Ordre doivent tirer leur subsistance du travail de leurs mains, de la culture des terres et de l'élevage des troupeaux. Dès lors, il nous est permis de posséder, pour notre usage personnel, des étangs, des forêts, des vignes, des pâturages, des terres écartées des habitations des séculiers et des animaux... Pour entretenir, faire prospérer et maintenir en état [les biens cités] nous pouvons avoir à proximité [du monastère] ou plus loin, des granges gardées et administrées par des convers. [...]
Pour la gestion de leur domaine en fort et rapide accroissement, ils préconisent l'emploi de convers, des religieux non-moines, mais aussi de salariés laïcs et ils bâtissent là-dessus un système très rentable de faire-valoir direct. [Vivre dans une abbaye, p.20]
LES CONVERS DES GRANGIAE ET LEUR UNIVERS
À côté des moines, l'abbaye cistercienne accueille des convers. L'Ordre attend d'eux une vie de travail manuel qui se déroule dans un cadre économique important : la grangia où ils sont déliés des obligations de la clôture telle que le prévoit la règle de saint Benoît. Ils peuvent résider en permanence hors de l'abbaye. Les grangiae sont des vastes exploitations qui peuvent agglomérer des terres de cultures, des centres d'élevage des troupeaux (surtout les ovins), des étangs, des forêts, des vignes, des pâturages, ou encore de petites unités métallurgiques (avec leurs minières voisines), des moulins, des ardoisières, des pêcheries, etc. Bref, des activités économiques diversifiées, productrices de richesses bien gérées à faible coût. D'où ce statut cistercien : pour exploiter, entretenir et maintenir tout cela en état, nous pouvons avoir à proximité du monastère, ou au loin, des grangiae qui seront surveillés et administrés par des convers. [...]
À l'inverse des moines, les convers sont d'abord de vrais travailleurs manuels, capable d'effectuer un travail de force. Donc, des ouvriers au sens plénier du terme. Dans ce statut de 1224, le chapitre général fait observer qu'il sera évident et certains que, dans le travail qu'on lui (au convers) confiera, il fournira aux moins la quantité exigée d'un salarié (laïc: mercenarius) exception faite pour les maîtres de grange (chef local des convers) qui, chaque jour, exciteront au travail et y entraîneront les salariés et les convers. La recherche d'une productivité suffisante est ici clairement affirmée.
La grangia : une entreprise
Les grangiae constituent l'armature du succès économique remarquable de l'Ordre. Chaque grangia apparaît comme une entreprise assez autonome. Toutes sont sous contrôle du cellérier. Le gestionnaire direct de la grangia (magister grangiae), un convers, en assure la gestion quotidienne et en centralise les revenus. Le maître de grange dispose d'une main-d'oeuvre permanente de convers assistés de salariés laïcs (mercenarii) qui apparaissent comme des gens spécialisés dans leurs petits métiers : viticulteurs, forestiers, laboureurs, berger d'ovins et de caprins, bouviers, éleveurs de chevaux, palefreniers, etc. Ils jouent un rôle d'encadrement comme d'actuels agents de maîtrise (contremaîtres). Toute grange à sa forge, même petite : les forgerons y réparent le matériel agricole et y ferrent les chevaux, des carrossiers construisent ou entretiennent les indispensables chariots qui relient les grangiae à l'abbaye, au marché, aux refuges urbains ou à des possessions plus éloignées. La Vita d'Arnulf, un convers de Villers, rapporte ses nombreuses allées et venues entre des grangiae et l'abbaye. Pour répondre à toutes les activités économiques qui incombent à une grangia - produire mais aussi acheminer et vendre -, il faut un certain nombre d'exécutants. Des rares chiffres fiables dont on dispose, on peut émettre l'hypothèse que, pour faire face aux tâches diversifiées qui se présentent, une grangia moyenne doit disposer de sept à dix convers.
En principe, les convers reviennent par roulement à l'abbaye, les samedis, dimanches et aux fêtes solonelles (ce qui explique les vastes dortoirs des convers dans l'aile ouest du monastère) si du moins la distance entre les diverses grangiae et l'abbaye le permet. Avec l'éloignement de plus en plus importante de granges vis-à-vis de l'abbaye, les liens de proche fraternité entre celle-ci et les granges tendent à se distendre. Ainsi, de 1180 à 1238, le chapitre général s'attaque régulièrement (mais en vain) aux buveurs de bière et de vin dans les grangiae, ce qui indique que l'on buvait de compagnie. [...]
LES GENS À LA LISIÈRE DU MONASTÈRE
Enfin, deux catégories de gens partagent la vie quotidienne des moines et des convers, mais sans être véritablement intégré à leurs communautés respectives : les familiers et les mercenaires.
Les familiers
Bien avant l'apparition des Cisterciens au XIIe siècle, un certain nombre de personnes gravitent autour des monastères bénédictins. On les désigne sous le terme générique de familia et leur nombre - sans doute peu considérable - n'est que rarement connu. Les Cisterciens ont aussi leur familia. Ses membres ont donné leur personne et/ou leurs biens au monastère. Matériellement, ils sont entretenus par lui et il se trouve associés à ses bénéfices spirituels. Vivant à demeure à l'abbaye, il participe à la liturgie mais à un rang qui leur est déterminé. Dans les processions, il marche bien séparés des convers (et plus encore des moines !). Ils ne communient pas au maître autel comme les convers mais à un autel secondaire. Ils sont enterrés dans le cimetière de l'abbaye mais dans un quartier à part.
Ce sont des gens de confiance et, dans la vie quotidienne du monastère, ils rendent des services mais lesquelles exactement ? Probablement, joue-t-il un rôle de doublure dans les charges d'exécution dont certains moines ont la responsabilité.
Le dimanche, sans doute se joignent-ils au public admis à la chapelle des étrangers qui fait partie de l'ensemble bâti de la porterie ou en est proche. Le terme « étrangers » doit être entendu ici non pas dans le sens d'aujourd'hui (qui est d'une autre nation), mais étrangers à la communauté des moines et à celle des convers au sens strict. Cette messe dominicale, dite par un moine est accompagné d'un sermon, est le service paroissial minimum offert par l'abbaye et à ceux qui travaillent pour elle et résident dans les environs immédiats (ou provisoirement à l'hôtellerie). Mais ils continuent normalement de faire partie d'une paroisse pour la messe dominicale et la réception des sacrements et leurs curés y veillent.
Les mercenaires ou salariés
À côté des religieux convers, c'est-à-dire formant une communauté, et astreints, après le travail de la journée, à des exercices religieux déterminés par les Us, il existe des laïcs salariés (les mercenarii, ceux qui touchent un salaire), soit dans les granges, soit aussi, semble-t-il, dans les ateliers au monastère même. Leur statut professionnel doit correspondre à celui des manoeuvres, engagées à certaines périodes (ouvriers agricoles) ou de manière plus ou moins permanente. Issus des environs du monastère, ils doivent avoir des liens de sang proche avec les convers du lieu.
Ces liens familiaux permettent de comprendre les reproches faits aux convers de favoriser leur famille aux dépens du monastère. Nul doute qu'il y ait eu du coulage entre l'abbaye-entreprise (dont les convers détiennent pas mal de leviers : stockage, acheminement des productions vers les marchés) et ces paysans misérables souvent à la merci d'une famine aux effets démographiques terriblement dévastateurs.